Jean-Pierre loue des Segways sur le Quai de la Joliette. Ancien minot du quartier, il raconte sa Joliette d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Dans son salon de thé que l’on reconnaît surtout grâce aux Gyropodes garés devant – ces énormes trottinettes électriques tout droit sorties d’un film de science-fiction – Jean-Pierre Rodriguez répond à nos questions avec un sourire qui ne le quitte pas. Il nous parle bien sûr de son commerce, de son optimisme quant à l’avenir du Quai de la Joliette et de la ville de Marseille, mais il nous parle aussi de son histoire, de son Marseille et surtout de sa Joliette. Parce que Jean-Pierre, c’est un minot du quartier, de ceux qui se donnaient rendez-vous place Victor Gélu avant d’aller traîner dans le quartier. On les voyait se baigner aux Pierres Plates ou jouer au chat et à la souris avec le vigile du chantier de la Vieille Charité, quand ils n’étaient pas cachés derrière le Collège Vieux-Port pour sécher les cours.
L’anecdote
Né en 1969, il arrive à l’âge de dix ans rue de la République, dans l’appartement qui deviendra le Monoprix d’aujourd’hui. Et huit ans plus tard, un diplôme de boulanger-pâtissier en poche, il attend le jour où lui et ses copains devront partir faire leur service militaire. C’est la boulangerie qui fait l’angle entre la rue de l’Evêché et le boulevard des Dames – celle-là même où Jean-Pierre et sa bande allaient acheter du pain et des bonbons – qui le contacte pour un remplacement de dernière minute.
Il doit se rendre à minuit sur place, afin de préparer la marchandise pour la journée suivante. Le patron lui remet les clefs, et le soir même, Jean-Pierre arrive devant le magasin fermé. Il essaie une clef, puis une autre, mais rien n’y fait. Jean-Pierre est seul dans la rue, bien des années avant l’invention du téléphone portable. Alors qu’il va repartir pour rejoindre son lit, il remarque une grille de ventilation, située au niveau du sol, sous la vitrine. Il retire alors la grille pour essayer d’entrer et attend que le moteur de la ventilation s’éteigne. Chose faite, il se glisse dans l’atelier.
Quand à cinq heures du matin, le patron arrive paniqué à la boulangerie après avoir réalisé qu’il n’avait pas donné les bonnes clefs au remplaçant, Jean-Pierre est aux fourneaux …
Ce que ni l’un ni l’autre ne sait à l’époque, c’est que celui qui vient de sauver la production de la journée n’est autre que le futur propriétaire des lieux.
Une fois son service militaire achevé, Jean-Pierre part « vendre son savoir » à l’étranger, et pendant de longues années, il vit à Miami, aux Pays-Bas, au Mexique et en Suisse. Rien ne semble le prédestiner à un retour à Marseille. C’est un problème familial qui le contraint à rentrer en France pour une courte période. Mais le temps passe et Jean-Pierre ne repart pas. C’est alors que passé, présent et futur se mélangent : la boulangerie dans laquelle il est entré par la grille de ventilation est en vente. Se rendant sur place par curiosité, il est immédiatement reconnu par la propriétaire, qui lui reparle de son enfance et de cette fameuse nuit de remplacement. Pour elle, celui qui doit reprendre l’affaire, c’est Jean-Pierre. Et pour lui, s’il doit recommencer à vivre à Marseille, ça ne peut être qu’à la Joliette.
Avec le temps, les vieux amis se sont recroisés, reconnus, et la joyeuse bande s’est reformée, et comme le dit Jean-Pierre, leurs vies se ressemblent finalement : la fille du policier est elle aussi entrée dans la police, et le fils du charcutier est un chef cuisinier de renom qui a lui aussi travaillé longtemps à l’étranger. Trente ans après leur départ de la Joliette, ils se sont tous retrouvés, et viennent de fêter le nouvel an ensemble…
L’interview
« À l’époque, le quartier était super, très vivant et convivial. Tout le monde se connaissait malgré l’étendue du lieu. Pour nous, ça englobait le Vieux Port, le Panier et la Joliette. On était tous des enfants du quartier et l’on se promenait, ici, sur le quai de la Joliette en allant jusqu’ à Arenc et même plus loin encore, jusqu’à la porte 4. Cela faisait partie de notre terrain de jeu quand on était jeune.
À mon retour en France et plus précisément à Marseille, c’est ATEMI qui m’a proposé de prendre un local ici pour en faire une boulangerie. Mais les gens ne viennent pas ici pour faire leurs courses, c’est un endroit de passage. En imaginant ce que les Quais allaient devenir, je me suis dit que ce n’était pas un lieu pour une boulangerie. Par contre un salon de thé ça pouvait le faire. J’ai donc accepté et mon projet a commencé comme ça.
Une fois l’esplanade sur le quai de la Joliette terminée, j’ai eu l’idée d’ajouter les Segway. C’était même pas calculé, on avait pas un business plan là dessus, c ‘était juste par feeling. Au début quand l’idée m’est venue ma femme me disait que c’était plus pour m’amuser que pour travailler, ce qui n’était pas complètement faux ! Et finalement cette source d’amusement sauve notre business. J’ai combiné ça au salon de thé, et ça fonctionne super bien. Aujourd’hui les loueurs de Segway dans la France ont entendu parlé de moi et essaient de faire un peu ça, combiner deux activités en un pour essayer de s’en sortir.
Le quartier de la Joliette va bien se développer, ça va être un bon endroit, on est des précurseurs sur cette esplanade. Vu les prix des loyers et des charges ça va être un peu compliqué de tenir mais grâce aux Segway je résiste encore.
Il y a deux catégories de gens qui passent par là. Ceux qui se promènent vraiment, d’un milieu social un peu élevé, qui vont des Voutes jusqu’au Village des Docks.
La deuxième catégorie sort du métro et prend directement la direction des Terrasses du Port. Ils viennent et ils repartent en métro.
Marseille a bien fait de transformer le port en un lieu touristique, c’était la meilleure carte à jouer. Le changement est une réussite mais ils ont mis la barre trop haut sur les loyers et les commerces. Ça va peiner à démarrer. Des tarifs raisonnables devraient être fixés ne serait-ce que pour le démarrage, autant pour les commerces que les habitations.
On nous a un peu trompé sur l ‘embellissement du quartier. On était les premiers à ouvrir avec mon voisin, on nous avait dit que de nombreux commerces allaient s’installer mais depuis deux ans rien ne s’est ouvert. Il y a eu du monde qui est passé pour voir, mais les tarifs sont trop élevés. C’est pour ça qu’il devrait baisser les prix et les faire évoluer quand il y aura la clientèle. La problématique est là.
Dans cinq ans, le quai de la Joliette sera l’endroit ou il faudra être, dans cinq ans ça va être le nouveau centre de la ville. Ce sera plein de commerce, plein de monde, il y aura de tout. Le Quai de la Joliette sera plus vivant que le centre commercial des Terrasses du Port ou les Docks. Honnêtement ce sera là ! On a l’esplanade qu’il faut, dans cinq ans les arbres seront magnifique, on aura le soleil, la mer en face, ils vont détruire l’immeuble en face de la place de la Joliette pour en faire une esplanade comme au Mucem pour aller jusqu’à l’eau, ça va être magnifique… En plus, s’ils tiennent leur projet, la gare des navettes pour le Frioul et le château d’If sera ici, ainsi que les croisiéristes. Il va y avoir du monde.
C’est ça le nouveau Marseille. Le Marseille que l’on a connu c’est le Marseille antique avec nos quartiers atypiques. Aujourd’hui la structure de la ville a complètement changé et s’ouvre au tourisme. Les gens extérieurs doivent avoir une belle vue de la ville. Et l’on commence à avoir une belle ville, d’un regard étranger.
Ce n’est plus Marseille-village, c’est Marseille-ville ! C’est plaisant et inspirant car la population, nos manières de vies et les mentalités ont changées. Maintenant on peut rivaliser avec les grandes villes étrangères.
Je comprend les gens qui sont critique sur la transformation de Marseille , mais il faut avoir confiance aux marseillais, car un marseillais ça reste un marseillais, c’est lui qui fait la différence, pas tellement sa ville. Il faut saisir l’opportunité sans pour autant perdre son authenticité.
Quand je promène mes clients en Segway, des américains, des anglais, des allemands j’aime bien m’arrêter vers un terrain de boule pour leur faire écouter l’accent des marseillais quand ils jouent et qu’ils s’engueulent, c’est aussi ça l’esprit de Marseille. La fierté de la ville c’est l’authenticité des gens.
« Fatche de » ça restera « Fatche de ». On peut aller dans n’importe quel pays quand on revient le « Fatche de » ressort tout seul. Notre authenticité elle est là, même si la ville s’uniformise. Le peuple marseillais ne peut pas ressembler à un autre peuple d’Europe ou d’ailleurs. »