“Je viens juste de traverser les Docks, et je suis heureux d’en être sorti vivant, sans avoir rien dépensé. On a le sentiment d’être dans un film, non ?”
C’est sur ces mots que débute notre entretien avec Michel Peraldi, anthropologue et directeur de recherches au CNRS-EHESS, qui n’était pas revenu dans les Docks depuis 2008 ou 2009, bien avant sa nouvelle métamorphose. C’est pourtant lui que nous avons voulu rencontrer pour nous parler de la réhabilitation de ce bâtiment au regard de son histoire de 160 ans, de l’économie marseillaise, et des métropoles méditerranéennes.
C’était comment la vie des Docks, de 1850 à 1980, avant leur première rénovation ?
C’est une époque qui me passionne, parce qu’il y avait une vie sur le Port. Oui, on travaillait comme des esclaves, on était mal payés, il y avait une violence pas seulement symbolique dans les rapports humains et dans les rapports de travail – les patrons étaient tous des salauds et des esclavagistes, et les ouvriers n’étaient certainement pas des tendres non plus – mais le travail prenait une telle place dans la vie des gens, environ 80% de leur vie, que tous les lieux de travail étaient des lieux de vie.
Donc je peux imaginer qu’ici il y avait des vendeurs d’oranges, il y avait des porteurs d’eau, des ramasseurs de crottin d’âne, parce que le crottin partait dans les jardins…
Il y a quelque chose que j’aurais aimé voir : comme le port avait été privatisé, tous les bateaux qui rentraient dans le port à la Joliette balancaient la part des dockers avant d’entrer. Par exemple les bateaux qui amenaient le vin d’Algérie balancaient par dessus bord des gros fûts de 250 litres et les portefaix venaient en barque les récupérer. On faisait ça aussi avec les oranges, avec tous les produits de consommation.
Et il fallait bien que tout ça finisse quelque part, donc j’imagine qu’à un moment donné le tonneau se retrouvait sur le quai et les types venaient avec leur carafon pour se servir.
C’est ça la vie sociale du port, c’est ça qu’on a perdu.
Mais ça a été perdu dans les années 60 déjà.
Les Docks ont tenu une place importante dans les échanges commerciaux en Méditerranée à cette époque, n’est-ce pas ?
C’est un des moments de l’histoire où Marseille a été une ville mondiale, où elle a eu des échanges avec des acteurs positionnés sur des réseaux mondiaux. Il y a à mon avis deux au trois époques de son histoire où elle a connu ça et où elle a concurrencé économiquement des villes comme Londres, Barcelone et Paris – peut-être même a t-elle éclipsé un peu Paris sur le plan commercial et économique.
On sait par exemple que le XVème siècle a été Ie siècle flamboyant pour Marseille. Il y avait des marchands Allemands, Suisses, Anglais…
C’étaient des périodes de brassage cosmopolite que l’on n’a plus aujourd’hui.
“On n’est plus dans l’espace portuaire où n’importe qui peut rentrer, où l’on peut négocier avec le dockers. On est dans un espace commercial, lisse, mondialisé, franchisé.”
Avec la construction des Docks on a déplacé une partie du port à la Joliette, aujourd’hui c’est le centre-ville que l’on veut y amener.
La comparaison est intéressante parce qu’à l’époque on n’a pas agrandi le port de Marseille, on l’a transformé et on en a transformé la rationalité. Quand Talabot l’a pris en main, il a aussi transformé le travail portuaire. C’est l’époque où les portefaix sont devenus des dockers. Il y a eu une grande bagarre entre la corporation des portefaix – qui tenait le port et qui était un interlocuteur politique des transporteurs et des aconniers – et les compagnies commerciales. Il fallait faire plier les genoux des portefaix, et pour cela on a créé un espace à l’intérieur duquel ils sont devenus des salariés, et non plus une corporation.
Le Port de la Joliette est une victoire du capitalisme industriel contre eux.
Plus tard les dockers ont repris la main avec les syndicats. C’est une histoire sur presque 700 ans.
Aujourd’hui, le port est aussi un nouvel espace social et commercial. On n’est plus dans l’espace portuaire où n’importe qui peut rentrer, où l’on peut négocier avec le dockers. On est dans un espace commercial, lisse, mondialisé, franchisé.
Marseille est en train de se normaliser à l’échelle et sur le modèle d’un certain nombre de villes qui lui ressemblent. Mais on n’est pas dans un travail de redémarrage économique.
“Dans les quartiers nord il y a des familles avec 3 ou 4 générations de chômeurs. Le travail n’est plus un passé et n’est plus un horizon pour eux.”
À Marseille aujourd’hui, on est dans une économie complètement passive. Il y a de l’argent, des boutiques, des entrepreneurs, des salariés, mais il faut voir qui en profite. Euromed est particulièrement discret sur le nombre d’emplois créés. On a des chiffres ahurissants, mais est-ce que ce sont des emplois créés ou des emplois transférés ? Personne ne le dit. Peut-être que l’on ne peut pas le savoir tout de suite, qu’il faudra attendre quelques années pour pouvoir faire cette analyse, mais je pense que les fondements de la réussite ou de l’échec d’Euromed tiennent là. Est-ce qu’on a une capacité de mobilisation qui rend cette ville attractive ?
Sincèrement je n’y crois pas.
Et puis les laissés-pour-compte, ceux que la crise a laissé sur place, est-ce que ça leur donne quelque chose ? ça leur donne un avenir, un travail, un espoir ? Ça leur donne encore plus un sentiment d’inutilité au monde et de déchéance. La crise industrielle et la crise de l’informalité ont laissé sur le carreau peut-être 100 000 personnes. Dans les quartiers nord il y a des familles avec 3 ou 4 générations de chômeurs. Le travail n’est plus un passé et n’est plus un horizon pour eux. Il y a à Marseille un peuple qui sont les victimes expiatoires de la crise industrielle.
“l’offre marchande c’est un peu comme le sparadrap du capitaine Haddock : on le prend ici et on le colle là, on le prend là pour le coller ici, et ainsi de suite…”
Que représentent les Docks d’aujourd’hui au regard d’autres métropoles ?
On en trouve partout des lieux comme ça.
C’est assez paradoxal de voir que les Docks, un des hauts lieux du cosmopolitisme et même du capitalisme marseillais, devient un lieu assez joli. C’est beau, mais c’est complètement banalisé. Ça fait partie d’une sorte de grammaire urbaine que l’on retrouve à Los Angeles ou à Londres par exemple, ou encore à Paris, Bruxelles ou Bordeaux.
Ce sont des lieux industriels qui ont été transformés, qui ont gardé quelque chose de leur esthétique – pas grand chose quand même – et à l’intérieur desquels on fait une galerie marchande.
Le problème c’est que l’offre marchande c’est un peu comme le sparadrap du capitaine Haddock : on le prend ici et on le colle là, on le prend là pour le coller ici, et ainsi de suite… Mais l’offre n’est pas extensible. Ce qu’ils sont en train de faire là ils le prennent nécessairement ailleurs. Parce que justement on n’est pas dans une ville qui a un public international. À Istanbul par exemple, il y en a des dizaines des lieux comme ça. Il s’en ouvre presque un tous les jours, mais il y a 7 millions de touristes par an.
Aujourd’hui les touristes sont des croisiéristes qui achètent un savon de Marseille et un pot de lavande, ça ne fait pas vivre une ville.
Il faut un tourisme productif, des gens qui viennent acheter de la marchandise en gros pour la revendre chez eux. Ce sont des personnes qui viennent faire leur marché. À Istanbul vous avez des Russes, des Tchétchènes, des Polonais, des Moldaves, des Roumains, des Algériens, des Tunisiens, des Libyens, qui débarquent, qui achètent par milliers d’euros et qui font fabriquer de nouveaux produits. Ça c’est le tourisme productif.
Il existe deux types de mondialisation. Pour les Docks de 1880, on était dans une mondialisation active, c’est-à-dire qu’un certain nombre de réseaux se tissaient et faisaient sens ici. Aujourd’hui, au contraire, on est dans une mondialisation passive où la grammaire s’impose à la ville. C’est une idée un peu romantique mais je pense que c’est ce qu’il se passe.
Ce n’est pas un point de vue négatif. Je ne raisonne pas en tant que consommateur, j’essaye de déchiffrer cette grammaire urbaine. L’avantage de cette mondialisation passive, c’est qu’elle répond à la nouvelle bourgeoisie – la “creative class” américaine, celle des gens qui sont mobiles. On voit de plus en plus de ces gens avec des valises, où que vous alliez. Moi je les appelle des “rouletteurs”. Ils ont tous des valises à roulettes, comme moi d’ailleurs. J’en fais partie. on se sent partout chez nous.
Ici, si on enlevait une petite peau architecturale, on pourrait très bien se sentir dans un aéroport. On peut imaginer qu’au bout du couloir il y a des avions qui nous attendent.
Une des différences c’est qu’il n’y a pas de commerces franchisés, mais des créateurs.
Mais combien de temps vont-ils rester ?
Il y a une manière un peu pathétique de forcer le destin. Il faut que le public soit là, que ça embraye, sinon ça devient très compliqué.
Or on a nettoyé le centre de Marseille d’un certain nombre d’activités qui en faisait sa vie.
Le problème c’est qu’en le vidant socialement, on le vide économiquement. C’est une réalité que personne ne veut voir.
“Je pense que la crise à Marseille a eu un “effet Gillette”, elle est arrivée en deux fois.”
Il y a d’autres types d’économie à Marseille, avec le marché du Soleil ou celui de la Plaine. Que deviennent-elles ?
On peut les appeler économies populaires ou économies informelles, mais ce n’est pas tout à fait juste. Moi j’appelle ça des économies de bazar. Comme disait Braudel, il y a des échelles, des étages dans le capitalisme, y compris dans le capitalisme de bazar. La Plaine ce n’est pas le même étage que Belsunce, ils ne jouent pas dans le même espace-temps. La Plaine c’est un marché local, donc s’il disparaît c’est triste mais ça reste un marché local. Belsunce c’était un marché international, transnational, à l’échelle méditerranéenne. Et celui là il a disparu depuis longtemps.
Je pense que la crise à Marseille a eu un “effet Gillette”, elle est arrivée en deux fois. La première fois elle est arrivée dans les années 50 avec la crise industrielle, comme partout avec la fermeture des grandes usines. Et la deuxième fois, à partir de 87, quand on a entre autre imposé les visas à l’Algérie, donc quand l’économie de bazar est partie. Celle-là personne l’a vu parce que justement on considérait avec beaucoup de mépris tout ce petit monde. Les mondes populaires ont été précarisés en deux couches.
Aujourd’hui, Les Docks ou les Terrasses du Port remplacent-ils ces économies de bazar ?
Non. Je leur souhaite de fonctionner mais cela ne remplace pas ce qu’il y avait. Le fondement de l’économie de bazar – qui fonctionne à plein à Istanbul ou à Naples – c’est que c’est une économie semi-productive. On achète, on vend mais on transforme aussi un peu les marchandises.
Dans les années 80, Marseille était le bout d’un gros entonnoir qui englobait toute l’Europe du Nord et qui ramenait toutes les voitures d’occasion avant de les envoyer en Algérie. Cela se passait à Marseille pour des raisons qui sont liées à la transformation. Il y avait ici les meilleurs refrappeurs de moteur du monde entier. Ils vous rajeunissaient une voiture de 30 ans en une voiture de trois ans en deux coups de tampons. Parce que la loi là-bas obligeait d’avoir des voitures de moins de trois ans. Et il y avait ici les meilleurs chargeurs de voiture du monde, pour qu’elles ne partent pas à vide.
Mais c’est fini. Ce qui faisait la particularité de cette économie, c’est qu’elle faisait vivre des gens autres que ceux qui vendaient ou qui échangeaient, c’était une économie productive. Aujourd’hui les voitures d’occasion vont à Anvers, puis elles prennent le bateau jusqu’à Cotonou et sont ensuite redistribuées sur l’Afrique.
L’économie des Terrasses du Port, ce n’est pas une économie productive. On ne vend que des objets mondialisés. Quels emplois y trouve t-on ? Des gardiens, des vendeurs ou vendeuses, et éventuellement quelques cadres… On est dans une économie passive.
“On peut imaginer que Brico-Machin, par exemple, rachète tout et fasse ici quelque chose d’immense sur le modèle d’Ikea.”
Si vous deviez fantasmer les Docks dans 50 ou 100 ans ?
Je ne suis pas très bon pour cet exercice. Les sociologues et les anthropologues décrivent bien les choses, mais ont du mal à anticiper ou imaginer.
Peut-être que ce lieu pourrait devenir une espèce d’utopie habitative, un lieu ouvert aux gens, au quartier. Ça a été imaginé d’ailleurs, dans les années 70 quand le lieu était en déshérance. C’est ce qui s’est un peu passé sur le début de la Joliette avec des lieux d’artistes, il y avait le Domaine des Dames, il y avait quelques peintres comme Delbès et Traquandi qui se sont installés là. Il y avait une utopie façon Soho qui s’est mise en place pendant les premiers temps de la gentrification.
On peut imaginer qu’ici ça redevienne une friche et qu’on laisse prendre des logiques d’appropriation telles que la société peut les porter.
Je crois beaucoup à ça, il faut revenir à taille humaine. Ça peut paraître creux et abstrait. La réalité c’est de dire laissons faire la vie, laissons faire ce que les gens ont envie de faire des lieux qu’ils trouvent autour d’eux. Et si les Docks tombent en déshérence et deviennent un lieu ré-approprié par des artistes, des prolos… Et bien tant mieux.
Si on est plus réaliste, on peut imaginer qu’à un moment donné ce sera très chic, pour les marques de bricolage par exemple, de revenir dans le centre-ville. On peut imaginer que Brico-Machin, par exemple, rachète tout et fasse ici quelque chose d’immense sur le modèle d’Ikea, qui est à mon sens le concept commercial le plus moderne aujourd’hui, en créant des espaces hétérotopiques. L’hétérotopie, c’est une définition de Foucault, ce sont des espaces à l’intérieur desquelles on vit le contraire de ce qu’on vit dehors. C’est ce que fait Ikea, et on peut imaginer qu’un jour ils se saisissent du lieu et mettent des crèches d’enfants où on les laisse toute la journée pendant qu’on va manger du saumon suédois. Je ne dis pas ça en l’air, je pense que ça va arriver un jour. Ou bien Brico-machin pourrait Brico-Machiniser des espaces en créant un style Brico-Machin, un mode de vie Brico-Machin…