BabelMed et Tabasco Video ont formé six jeunes Français aux techniques et outils audiovisuels et à la production collective de reportages lors d’un “Atelier méditerranéen de journalisme citoyen” organisé à Rome.
Matteo (fraîchement diplômé d’une école de cinéma), Sarah et Etienne (étudiants en journalisme), et Alice, Manon et Clément (en service civique à Tabasco Video) ont parcouru plusieurs quartiers périphériques de Rome, à la découverte d’initiatives de résistance citoyenne qui utilisent l’art pour revendiquer une participation des habitants à la vie de la cité.
Retour sur cette expérience
“L’expérience du journalisme citoyen, Apprendre en faisant”
Clément
Le service civique à Tabasco Vidéo, c’était pour moi une manière de continuer à faire ce qui m’occupait pendant mes études – de la sociologie, de la science politique – mais par d’autres outils que les livres, et sans rester toute la journée dans une bibliothèque.
Je ne savais pas à quoi m’attendre en arrivant là-bas. Premier jour : rencontre avec l’équipe, et au bout d’une heure je tenais déjà une caméra entre les mains. Deuxième jour : “vous prenez le matériel et vous allez faire un micro-trottoir à la Joliette”. Une fois sur le terrain, c’est pas tellement la maîtrise du matos’ qui m’a inquiété, c’est la démarche d’aller vers l’Autre. De lui poser des questions, micro en main, et d’apparaître à ses yeux comme un “journaliste”, avec tout ce que ça peut porter de négatif.
À la fac, j’ai appris à critiquer les pratiques des médias ; questions orientées vers certains types de réponses, ne retenir que le sensationnel des propos pour marquer le public, couvrir le plus de sujets possibles et donc les traiter en surface. À peu près tout l’inverse de la démarche sociologique. Mais ça, ça n’est qu’une partie du Journalisme.
Avec le “journalisme citoyen”, tu fais aussi des “reportages”, tu recueilles aussi “l’opinion” des gens. Mais tu ne le fais pas tout seul, tu le fais avec eux. D’ailleurs, c’est moins leurs “opinions” que leur parole qu’on enregistre. Il faut apprendre à avoir une présence réfléchie, intelligente sur le terrain. Être ouvert aux rencontres spontanées, accepter que les gens racontent des choses qui sortent du cadre qu’on avait imaginé en les abordant.
Créer une vraie relation d’échange, une vraie discussion. Et quand, une fois revenu du terrain, tu montes ton reportage, tu te sens lié à ces personnes, qui ont pris le temps de te répondre. Dans tes objectifs, respecter leur parole se place en haut de la liste. Ce reportage, tu n’aurais pas pu le faire sans eux. Le journalisme citoyen, c’est une forme de journalisme ; les journalistes citoyens, ce sont d’abord des citoyens, qui filment des citoyens, pour les faire découvrir à d’autres citoyens.
“De l’art pour l’art à l’art pour l’autre”
Alice, Manon et Clément
Ce voyage à Rome a été l’occasion de nous poser des questions sur des manières de faire de l’art que nous ne connaissions que peu. Quand nous voyions de la peinture, c’était des tableaux dans des musées ; quand nous allions écouter de la musique, des groupes médiatisés dans des salles spécialisées ; du théâtre, de l’opéra, dans des endroits fermés et dédiés à ces pratiques. Avant le départ, on nous avait dit qu’on rencontrerait des personnes qui portent des projets artistiques “alternatifs”, des associations qui appartiennent au monde de la culture “indépendante”, “contestataire” – autant de termes qui nous sont restés flous, jusqu’à ce que nous rencontrions effectivement tout ce monde, à Rome.
Nous trouvons particulièrement intéressante la question du “comment et pourquoi un travail devient une “oeuvre d’art”, et la personne ayant produit ce travail un “artiste” ?” Avec les musées, les salles de concert, les théâtres, la réponse est toute faite : on place l’artiste sur scène, le public l’identifie automatiquement comme artiste, et ce qu’il peint, joue ou récite, est une oeuvre.
Pour les initiatives que nous avons couvertes à Rome, les choses sont différentes. Faire de l’art dans la rue, dans l’espace public – un espace appartenant à tous, et pas pensé spécifiquement pour accueillir des pratiques artistiques – change considérablement le travail de l’artiste. Les murs sur lesquels il peint appartiennent à un propriétaire, dont il est préférable d’obtenir l’autorisation préalable, si on ne veut pas voir l’oeuvre effacée au bout de quelques jours. Les murs, les rues sont aussi l’environnement quotidien des habitants, dont l’accord est essentiel pour ne pas se mettre les locaux à dos. Pour que les peintures ornent effectivement les murs, et y restent sur le long terme, les artistes engagent un vrai travail, un combat pour légitimer leurs productions.
Mais le point qui nous a paru réellement central est qu’ils ne font pas de “l’art pour l’art”, ni pour revendiquer leur statut d’ “artiste”. Ils sont d’ailleurs nombreux à refuser qu’on les qualifie ainsi. L’art n’est pas une fin en soi, mais le moyen par lequel ces personnes créent du lien, impulsent une dynamique de changement social.
Les peintres et les poètes du Trullo ne se considèrent pas comme artistes, et leur anonymat le confirme : ce qui justifie leur action, c’est l’envie d’améliorer le quotidien des habitants du quartier, d’apprendre aux enfants à dessiner, peindre, à créer. Le collectif de PinacciNostri à Pineta Sacchetti s’investit aussi d’une mission d’éducation populaire, en apprenant aux enfants du quartier à dessiner sur les murs, aux abords du parc dont ils assurent l’entretien quotidien. Les fresques qui habillent les rues ont été créées à partir des histoires, anecdotes et souvenirs des habitants, et mettent ceux-ci audevant de la scène.
Le projet du MAAM [Musée de l’Autre et de l’Ailleurs de Metropoliz] constitue pour nous l’exemple parfait du rôle citoyen et politique de la culture indépendante et alternative que nous avons découverte à Rome : avant d’accueillir le musée à partir de 2012, cette ancienne usine de charcuterie a été investie dès 2009 par des familles réfugiées de diverses nationalités. Les propriétaires du bâti, occupé illégalement, cherchent depuis plusieurs années à expulser ces familles et à démolir le lieu. Les occupants ont accepté qu’une partie du site soit transformée en galerie d’exposition à ciel ouvert, et que des artistes viennent y produire leurs oeuvres. C’est précisément l’activité artistique qui empêche (ou retarde) l’expulsion des familles, en attirant du public, et en donnant de la visibilité au lieu et à ses habitants.
Tout récemment, le responsable municipal de la culture s’est d’ailleurs rendue au MAAM en visite officielle, laissant envisager une reconnaissance politique qui sécuriserait encore l’occupation des habitants en même temps qu’elle légitime l’art qui s’y crée.