Moi quand je vois le samedi et le dimanche la place de la Joliette, ça me fend le cœur.
Je m’appelle Georges Sinibaldi, docker et fils de docker professionnel du port de Marseille. Comme tous les vrais Marseillais, je suis né à la Belle de Mai. Mais j’ai grandi dans le quartier de la Villette. On vivait dans des taudis : il n’y avait pas d’eau, pas de toilettes, on était cinq dans un deux pièces… Alors la construction des HLM, ça a été le paradis. Contrairement à aujourd’hui que où c’est un calvaire, c’est invivable. Mais pour notre génération c’était : l’eau qui coule au robinet, la douche… c’était parfait ! Quand j’étais minot, on partait à pied de notre quartier et on allait sur la place de la Joliette, parce qu’à l’époque, il y avait le pont d’Afrique, là où aujourd’hui il y a les Terrasses du Port. C’était un pont en bois, pour rejoindre la digue. A l’époque, elle était ouverte à la population. Et tout le quartier y allait pour passer les dimanches et se baigner, ou voir le coucher de soleil, avec leur petit panier avec les bouteilles…
J’ai travaillé à partir de quatorze ans, au début je faisais des chaussures. Puis, de 1959 à 1965 j’ai travaillé dans la réparation navale, jusqu’à ce que je me retrouve au chômage. Mais le chômage ce n’était pas dramatique comme aujourd’hui. Moi là je suis resté un mois sans emploi et mon vieux m’a dit : « allez viens avec moi, tu verras », et de fil en aiguille, j’en ai fait mon métier. Ça a duré jusqu’à 1993, quand ils ont éliminé 1000 dockers. Ils ont appelé ça la pré-retraite, mais c’était un plan social. Ils se sont débarrassés de nous. A quarante-huit ans, quel gaspillage. Quand vous avez fait le docker pendant 30 ans, après c’est difficile de trouver un boulot. Et encore, on avait de bonnes conditions, parce que la loi et le gouvernement de l’époque ont programmé la disparition des dockers. En tant que retraité ils ont assuré le salaire à 65%. L’Etat puis les Collectivité locales, tout le monde a mis la main à la pate. Ce qu’ils ont mis comme argent juste pour nous faire partir…
La place de la Joliette, pour les travailleurs portuaires en général, c’était une place de rassemblements, d’activités, d’embauches, et aussi l’aspect social : c’était un lieu où on allait déjeuner de très bonne heure, à 4h30 du matin. On allait au restau, ou dans les baraques de la Joliette. On faisait les grillades, on faisait le poisson qui venait tout frais du J4, les anchois, les sardines… Ça ne s’arrêtait jamais, c’était du vingt-quatre heures sur vingt-quatre ! Les bars fermaient vers une heure du matin, et ils reprenaient à quatre heures… Il y avait des bars partout : l’Horloge, le bar des Docks, le bar de la Dégustation, le Tonneau… Des bars toujours à bloc, pour aller déjeuner et trouver une table il fallait la réserver, et on avait même nos propres casiers. On mettait notre tablier et le gànch’ dedans. Le « gànchou » : c’est un nom italien, c’est le crochet.
Sur la place, on parlait en français, mais il y avait les algériens, des réfugiés de la Guerre d’Espagne… Il y avait vingt-huit nationalités de dockers ! La diversité, là elle y était !
Je me souviens avec les copains, dans les cargos on envoyait des tracts de soutien aux dockers algériens pendant la guerre d’Algérie. C’est des frères pour nous. Ils n’ont pas la même histoire, mais quand on fait le même métier on se comprend vite, pas la peine de s’expliquer longtemps : on a fait les mêmes cales, les mêmes bateaux.
La lutte sociale n’a pas de drapeau. Le seul drapeau, c’est le bien commun. Ce n’est pas les nationalités. Il n’y avait pas de frontière chez nous. Chez les dockers ça n’existe pas.
La place de la Joliette, c’était la place de tous les combats. C’était le point de départ des manifestations portuaires. À ma connaissance il y a eu des luttes durant toute l’histoire de mon métier. En 1968, on a fait quarante-quatre jours de grèves sur la place. C’était immense, la place était noire de monde. Donc effectivement, la place de la Joliette pour nous, c’est la place historique des luttes portuaires. On n’échappe pas à ça.
Plus tard, je me suis battu contre le tourisme parce que quand on regarde la place de la Joliette et ses alentours, il n’y a plus rien. A l’époque il y avait 2000 dockers qui venaient, 1000 marins, 10 000 salariés de la réparation navale, tout le monde mangeait. Tout le monde travaillait. Tout ça a changé.
Moi quand je vois le samedi et le dimanche la place de la Joliette, ça me fend le cœur. Il n’y a pas d’ambiance, à part le petit marché qu’ils ont mis. Pour une ville comme la notre, ça donne envie de pleurer.
Il n’y a qu’une seule mémoire de nos luttes, qu’on a organisée avec le syndicat, à côté de la Poste. Vous avez une plaque, il y a plus de cent ans qu’on est là, nous. Elle reflète la présence du syndicat des dockers à la place de la Joliette. Eux, Ils ont juste gardé la fontaine, qu’ils ont déplacée plusieurs fois. La fontaine c’est la mémoire, tant qu’ils ne l’ont pas détruite… Avant, il y avait de l’eau, maintenant, elle coule plus. C’est un décor.
L’avenir, pour eux, c’est le tourisme à bloc. La mémoire des dockers, de la ville industrielle, va disparaitre. Moi à l’époque je faisais le Japon, l’Inde, on a fait toute l’Afrique, Madagascar, l’Océan Indien. Aujourd’hui il reste quoi ? Alger et la Corse. On en est réduit à ça.
Il faudrait amener un aspect plus vivant à la place de la Joliette. Pas qu’un aspect pécunier. Je n’ai pas encore mis les pieds aux Terrasses, parce que ça me sert un peu le cœur.