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Le carrefour des âmes

By 13 décembre 2015mars 2nd, 2016Fatchalire, Fatchaplus, Numéro 3

Chaque semaine un groupe d’habitant se réunit pour un atelier d’écriture sur le territoire, animé par Delphine Bole.

À l’image des paysagistes, capables d’imaginer un mode de vie d’après un agencement de rues, de places ou d’immeubles, les participants de l’atelier se font experts littéraires, aptes à déduire de ce carrefour des Dames les âmes et les fictions romanesques qui s’y imposent.

Sur l’idée que les histoires flottent dans l’air, qu’il suffit de savoir les humer, les écouter, les regarder pour les attraper au vol puis les coucher sur le papier, nous avons noté sur le vif les singularités de ce lieu (personnages, sons, graffiti, lumière…) et imaginé le début de polars dont nous ne connaîtrons jamais la suite…

plus3-Gaspard

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Par la peau du Dru

Gaspard Flamant

Je suis le bouton d’acné au milieu du front de la greluche la mieux roulée de la classe. Je suis la tâche de vomi sur le nouveau crépi rose de mamie. Je suis une usine de  pétrochimie dans le jardin d’Eden. Sauf que le bouton, le vomi et l’usine étaient là avant la blondasse, le crépi moche et le potager biblique. Je suis le seul immeuble défoncé de la rue de la République, et c’est pas près de changer.

Ils ont tout nettoyé, ils ont briqué tous les voisins, leur ont fait reluire le parpaing, et gratiner le magasin. Tout beau, tout propre. Comme les mecs payés pour rendre au cadavre la tronche qu’ils n’ont pas eu de leur vivant. Sauf que moi, ils ne m’auront pas. J’étais beau avant, bien installé au croisement du Bd des Dames et de la Rue de la Rép’. J’étais peinard, le nez plongé dans les fallafels de mon pote du Babylone, et les yeux divaguant du côté de chez Euromode, prêt à porter feminin. Une sacrée boutique celle-là, belle comme un soutien-gorge et accueillante comme une culotte de grand-mère. Maintenant elle n’est plus là, et moi j’ai tout perdu. J’ai la façade maussade et vous l’avez vu, des fois j’ai même la brique à nu…

Mon Euromode, c’est Euromed qui l’a buté. C’est lui qu’avait convaincu tous mes vieux potes de se refaire une santé. Un par un, ils ont cédé, lourdant les habitants qu’avaient plus assez d’oseille pour s’adapter au nouveau quartier.

Mais ma pomme, je vais vous dire un truc, ils sont pas prêts de l’avoir. Ils voudraient me  transformer en hôtel, mais j’ai comme qui dirait découragé les plus motivés. Je les ai senti me grimper l’escalier principal alors que je pionçais encore. Déjà, quand on me tripote le bas-ventre sans me demander mon avis, j’ai tendance à palpiter. Mais quand en plus, c’est une bande de sinistres avec des costards et des valoches à la main et sous les yeux, je bouillonne.

J’ai tout de suite reconnu la bande de requins d’eau sèche qu’avaient surinés ma beauté d’Euromode… Alors je les ai laissé monter jusqu’au sommet, et puis… qu’est ce que vous voulez, ça vieillit mal des escaliers ! C’est pas ma faute, mais c’est vrai que je suis un peu vétuste.

Les copains des requins ont finit par s’inquiéter, et ils ont envoyé d’autres costards pour me vérifier. Rebelote le coup des escalier, assaisonné d’une poutre mal fixée. C’est pas ma faute, mais c’est vrai que je suis un peu pourri.

Avec le temps, ils ont pris peur, et ils ont foutu des chaines à toutes mes portes, et des planches à toutes mes fenêtres. Ils ont même barrièrisé ma petite rue, comme s’ils pouvaient me tirer par la peau du Dru. Demandez aux branches de platane que j’ai broyé, si on peut m’amadouer. C’est pas ma faute, mais c’est vrai que je suis un peu agacé.

Les chaines et les cadenas, c’est les banquiers qui les ont mis. C’est pour vous, c’est pas pour moi. Parce que franchement, si vous voulez passer, faut pas hésiter.

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Gabian

Daniel Bastide-Reymond

Un gabian bariolé, affolé, survole soudainement mon corps débraillé et me sort de ma torpeur embrumée vaporisée d’alcool. Le Mistral bleuté, odoré de relents poissonneux, ondule sur mes cheveux noirs crasseux. Où suis-je ? À travers mon regard défaillant, émerge une plaque portant le nom d’une dame ou des dames ! Je suis un peu rond… Est-ce le soir ou le matin ? Au secours!  un tram a failli me renverser ! Il est passé à quelques centimètres de moi, l’enculé…  Je titube vers l’autre avenue, déboussolé comme étranger dans ce monde, abasourdi. Des bruits fulminent alentour; d’où proviennent-ils ? Le rideau de la brasserie Le Dru se lève dans un fracas assourdissant. Le premier SDF éméché tombe sur la première marche. Le patron raide à la toile gueule. Fous-moi le camp fatché de con ! Sinon je t’en mets une ! Et moi déconnant, je demande au bistrotier : quel est le nom de ce putain de carrefour ? L’hôtelier me renvoie dans les cordes par un crochet du gauche et je  me retrouve projeté au pied du Perroquet Bleu dévasté !!! Mon Dieu me dis-je, mais c’est un endroit malfamé, fréquenté par des putes, des proxénètes, des notables, bref, le milieu. Bordel, il faut que je me tire vite d’ici avant de prendre une branlée ! Ne demandant pas mon reste et ne voulant pas faire le mariole, je marche en direction de la Joliette. Mais branle-bas de combat, comme un boulet de canon, un corps ensanglanté s’écrase en m’éclaboussant !

La croisée des vents

Framboise Cayol

Assise, là où je puis poser ma carcasse, près des grilles gentiment rivées sur les portes boisées du 76, Boulevard des Dames.

Le fer hostile me veut mobile.

Être mobile ! C’est ce que la ville veut de moi. Que je bouge mon cul du coin. Une femme tronc mobile et pourquoi pas jouer du trombone ?! Hein Boby ?!

Je vois cet homme plutôt grand et surement vieux. Ses yeux font de l’ombre au soleil qui, lui, réveille le jaune des feuilles sur le trottoir-­salon De Thé à la Rhubarbe!

La rue barbe.

Les escarres ne sont plus loin. Les genoux dans la bouche, je regarde non pas le vague mais le flot des voitures rompant la danse des poussettes et des enfants qui entre chats noirs passent la ligne blanche.

Le tram passe, repasse et nous dépose, un peu plus, chaque jour. La chair à vif sous le soleil bleu.

Immobile, dans le vent froid, je souris.

Pardonnez-­moi Bruno ?

Auriez­-vous un mégot ?

Oh, mais j’ai même une cigarette !! Je peux m’asseoir près de vous ?

Oui, si vous voulez. (poussant ses maigres affaires pour me faire une place.)

Dites-moi, vous êtes belle. Ce sourire !?

Ah! Mais non ?, c’est vous qui êtes beau Bruno ! Le Brunobo du Boulevard des dames !

Et qu’est­-ce qu’il dit ce sourire?

Ben, moi, j’habite au centre d’accueil, à Mazargues. Et, là je dois y retourner. En bas les chambres d’hôtel sont à 40 euros. Alors, je vais à la poste et là, tous les ordinateurs sont en panne.

Quatre nuits, tout le temps, et j’ai même pas un euro quarante. Et je fais quoi, alors, moi? En plus, on m’a pris mes trois tickets. Mais j’préfère payer, comme ça j’ai pas d’ennuis!

Vous êtes vraiment belle ! Et vous souriez, plus souvent que moi !

Ben la vie est belle…

Oh ? J’peux prendre une photo avec vous ?

Comment allez­vous faire ?

Je vais vous montrer. Avec mon portable. Regardez…

Il prit les photos me les montra et afficha sur ma trombine le sourire intelligent des lendemains de cuite, de fuite.

Vous êtes de Marseille?

Non, de Dieppe. Ici, j’étais patronne d’un café et j’passais mes journées à boire. Ça commençait dès le matin : le pastis, le rosé, le blanc…

Deux voix du Perroquet Bleu prirent le dessus du bordel sonore :

 » C’est neuf euros ? c’est ça ?

­ Non, c’est dix !? »

Vous souriez encore?

Oui, ces personnes là, elles passent, vous regardent comme si elles étaient sidérées et ça, ça me fait rigoler !!

En France, on va mal. J’sais pas quel parti ? Le parti communiste se bat contre le FN ? Y avait la télé à l’hôtel ! C’est pas comme au centre, on est six dans la chambre mais bon y a le repas du soir!!

Bruno et moi avions tué le temps et nous étions coupables de cette absence éphémère et de l’invisibilité que nous offrait cette rencontre. La main prise dans le cul de sac existentiel.

Titre caduc

Marion de Dominicis

Les étoiles sans frontières dardent leurs feux d’argent sur le carrefour des Dames à l’approche du No-El

D.eu vient de déserter sous l’assaut récurrent de la folie des hommes unique certitude sur ce bled de mutants la palissade bosselée au coin de Gilbert Dru barricade Joliette au pied des Phocéens « repose en pègre ! »

hurle le graffiti

volets brisés des fenêtres éventrées

ombre des branches scannée sur la façade qu’on distingue à grand peine de celles des platanes vrais

sous un soleil vrai

trottoir des Dames

accroupi entre ses sacs plastique

homme hirsute rongeant baguette racie devant Domaines-qui-montent

flash des bouteilles géantes sur la vitrine

entre les branches d’étoile

sur la vitrine du monde en ruines

nous

trébuchant d’impatience et d’ivresse

nous titubons d’avance

Huit euros la fille

Delphine Bole

Il a le cul presque gelé à force d’attendre à la terrasse de ce rade. Il sent le décalque des petits trous de l’assise thermo-laquée sur ses fesses, qui en ont marre de se faire poinçonner là depuis des plombes. Le type aurait dû arriver à 10h. Et il est midi passé.

Un fumet de poulet au curry traîne à portée de narines, il a les crocs et pas que ça à faire.

Et comme il n’a aucune idée de ce à quoi ressemble le type en question, voilà deux heures qu’il scrute le moindre passant en guettant l’adéquation entre une fringue, une dégaine ou une gueule patibulaire, et le message raffiné qu’il a reçu la veille au soir :

Si tu veux en savoir plus sur Roquet-le-bleu, ramène ton cul demain 10h au Dru, boulevard des Dames

Et justement, le cul, il l’a gelé, maintenant, à avoir patienté dans la morsure de ce matin de décembre. Comme un fait exprès, le soleil arrose l’autre côté du carrefour formé par le boulevard des Dames et la rue de la République et il maudit le type de lui avoir filé rencard pile côté ombreux. Un quatuor de lycéennes tapant le carton à la table de derrière le divertit quelques instants de son ennui, mué en agacement. L’une d’elles, les ongles surlignés d’un trait azuréen, explique à sa copine que la cire vire au blanc sous l’effet de la chaleur. L’ongle est désespérément bleu, comme ce ciel d’automne constellé de feuilles en sursis.

Décidément, il se les gèle, surgèle, congèle, voilà, c’est le mot, con gèle, il rit, il se trouve idiot, assis là à attendre un hypothétique gars qu’il ne connaît même pas, sur la promesse ténue de glaner quelques informations sur son frère.

Quand son arrière-train menace sérieusement de jouer au stalagmite, il s’avise alors de décoller délicatement son jean de la chaise sans en laisser un lambeau, ramasse clopes, portable et sacoche, paie son café et se tire. Un tram s’ébroue sous les platanes, coupant la chique à une longue conversation de voitures, parmi lesquelles il aperçoit par une vitre entrouverte, une cigarette rougeoyante au bout d’une main de curé, lui-même enfoncé dans le cuir d’une berline grise. Au feu, deux amoureux accolés sur un scooter s’embrassent par petits à-coups de casques, qu’ils ont recouvert d’autocollants en forme de cœur. L’image lui arrache un sourire, malgré sa méchante humeur.

Il remonte la file de véhicules, longe un immeuble fantôme délabré qui ruine l’effet luxueux voulu par les fausses façades de magasins chics, puis tourne à droite vers l’arrêt du tram. Soudain, frappé. Un flash. Il est sûr de lui. Sur les vitres, il l’a vue. Pas derrière les vitres, non, dessus, en photo. Elodie. Pas de doute, c’est elle. Avec ses bouclettes et son sourire enjôleur. Élodie, sa nièce, elle aussi disparue. Elle est là, grandeur nature, placardée sur le tram, vantant les mérites d’une robe d’hiver. Il est tellement troublé qu’il lit vite la légende : 8€ la fille.